https://www.qwant.com https://duckduckgo.com/
top of page

Regard sur la géographie culturelle

Il y a une zone qu'on peut dessiner presque à la main sur une carte où l'oiseau fait son nid, le castor fait son barrage et où nous, humains, on tisse la plupart de nos sociabilités.

C’est là que l’on fait grandir nos enfants, où on les emmène à l'école. C’est là où on va prendre notre café, là où on va au travail, là aussi où on enterre nos proches.

"

"

paysage vouvray.webp
Damien Deville.webp

Rencontre avec Damien Deville
Géographe

Installé dans le Belinois, Damien Deville est géographe franco-burkinabé. Il s'interroge sur nos manières de tisser du lien et d'habiter nos territoires.

A travers son travail d'écriture et son engagement associatif, il milite pour sortir de l'individualisme et de l'antropomorphisme.

Il a publié plusieurs ouvrages sur la géographie culturelle et des livres destinés à la jeunesse.

Quelle définition donner à la géographie culturelle ?

chemin.webp
contournement chateau du loir.webp
route.webp

Marion Vendé : Quels sont tes liens avec la Sarthe ?

Damien Deville - Je suis stéphanois au trois quart et mes grands-parents sont morts dans les mines de charbon de Saint-Etienne. Ma grand-mère est sarthoise. Elle a décidé de revenir sur sa terre natale à l'âge de la retraite, dans le Belinois, en Sud-Sarthe et c’est ici que se sont structurés les récits familiaux et les attaches territoriales.

J'ai grandi avec le bocage et la forêt de Bercé comme symboles territoriaux. Ils m'ont beaucoup influencé.

On est venu s'installer dans la maison de ma grand-mère à laquelle on était très attaché car structurante de nos sociabilités familiales.

 

Il y a cette belle théorie en géographie culturelle qui dit que la couleur de la terre sur laquelle on grandit, influence en partie les corps et les esprits, grâce à des co-constructions, pas forcément par du déterminisme. Cela s'est souvent rappelé à moi dans ma carrière de géographe et dans mes voyages.

 

Mais, retourner dans ces territoires d'enfance ce n'est pas simple. On parle beaucoup des néo-ruraux, on ne parle pas assez, à mon sens, d'une troisième trajectoire qui est le retour au pays.

Quand tu quittes un pays à 15 ans, que tu reviens quinze ans après en ayant suivi de longues études, tu as tout à réapprendre, y compris dans les sociabilisées que tu construits avec les gens.

M.V - Quel est ton rapport avec la géographie?

D.D. - J'appartiens au courant de la géographie culturelle. C’est une discipline méconnue, pourtant beaucoup de noms qui ont eu accès à une forme de postérité sont issus de cette géographie. Je pense à Elisée Reclus, le père fondateur de la géographie culturelle ou à Paul Vidal de la Blache qui a produit les cartes qui ornaient nos écoles quand on était petits. Plus récemment des noms comme Catherine Baujeu-Garnier ou Augustin Berque.

 

La géographie, c'est la graphie de la terre au sens littéral du terme. Écrire les territoires comme ils étaient hier, comme ils sont aujourd'hui, comment ils peuvent être demain.

Mais la géographie culturelle a cette particularité de s'intéresser au territoire par les relations qu'on entretien les uns avec les autres. Entre humains d'abord mais aussi avec tout ce qui compose le mobilier d'un territoire: son paysage, son histoire, ses symboles, le non-humain, le vivant bien sûr.

C'est une géographie qui questionne nos manières d'habiter la terre et elle m'intéresse particulièrement parce qu'elle est non fixe et non déterministe.

 

Bien sûr, elle prend en compte le territoire avec son histoire et ses évolutions car un territoire est toujours le produit de son historicité. Mais en même temps, elle évite les clefs de lecture un peu trop simplistes qui disent:

- " Avec tel climat, tel sol, telle agriculture, les gens sont comme ça d'un point de vue des caractères". C'est une thèse défendue par Montesquieu dans son Esprit des lois, de dire que le climat joue sur les hommes. C'est faux. Cela influence mais ce n'est qu'une partie des multiples influences qui composent les trajectoires humaines.

Dans la géographie culturelle, on « dé-fixe » les territoires pour les projeter dans le futur en se disant que tout est possible. Tout va dépendre des relations qui vont se tisser à l'intérieur de ces territoires.

"L'être se crée en créant son milieu"

M.V. - Au sein de la géographie culturelle, comment peut-on définir un territoire ? Comment faire pour le délimiter sans que ses limites deviennent limitantes dans ses interactions avec les autres territoires ?​

D.D. - Sur la manière de définir un territoire c'est une question difficile puisqu'un territoire est influencé par plusieurs échelles. Néanmoins, j'aime bien cette définition qui dit:

- " Il y a une zone qu'on peut dessiner presque à la main sur une carte où l'oiseau fait son nid, le castor fait son barrage et où nous, humains, on tisse la plupart de nos sociabilités. C’est là que l’on fait grandir nos enfants, où on les emmène à l'école. C’est là où on va prendre notre café, là où on va au travail, là aussi où on enterre nos proches. Il faut saisir les deux extrémités de la vie à l'échelle de l'espace vécu.

La zone délimitée par le vélo est bonne. Cette zone que tu peux dessiner sur la carte va changer d’un territoire à l'autre.

 

Nous, dans le Belinois, on intègre Le Mans. Il y a des mouvements pendulaires entre le Belinois et Le Mans qui participent à la zone vécue quotidienne.

A Château-du-Loir, Le Mans parait plus lointain. Il y a bien quelques personnes qui font l'aller et le retour mais elles ne sont pas représentatives d'une sociabilité qui s'invente ici au quotidien.

 

Si on devait étudier nos sociabilités à l'échelle d'une métropole, on prendrait la métropole en elle-même. Cependant, dans les immenses métropoles comme Paris, on prendrait plutôt l'arrondissement car il y a presque un contre-coup qui fait que l'on relocalise nos sociabilités à l'échelle de ce que l'on maîtrise le plus.

A l'échelle d’une ville moyenne, ça va être la ville dans son ensemble et à l'échelle de la ruralité ça va plutôt être l'intercommunalité, (si ces intercommunalités ont été préalablement bien dessinées). Dans les zones frontières comme ici, les intercommunalités suivent les découpages départementaux qui ne sont eux-mêmes pas toujours très pertinents.

 

Ton expérience d’interroger les personnes sur un territoire en te déplaçant à vélo est magnifique. C'est une échelle qui est intéressante parce qu'à partir du moment où on construit nos relations quotidiennes, on peut créer des projets qui changent vraiment la vie des gens. Ce sont des limites qui jouent autant sur les récits que sur du matériel et cela permet de créer des projets appropriables par tous et toutes.

Il y a ce livre de Mark Johnson intitulé Philosophy in the Flesh, (la philosophie dans la chair) qui explique que tous les concepts quels qu'ils soient, du plus simple au plus complexe, ne sont appropriés par les gens que quand ils le ressentent par leur propre corps.

On le voit bien dans les risques climatiques. C'est quand une forêt brûle à côté de chez nous qu’on se dit: -"Là je comprends ce qu'est le réchauffement climatique."

Le territoire quotidien est une échelle qui a été oubliée pendant longtemps par les politiques nationales et qui revient un peu en force par le bénéfice, de la crise des gilets jaunes : pas forcément autour d'idées progressistes (on le voit bien dans le vote) mais justement, il faut écrire un autre récit autour des possibles qu'il y a à l'intérieur de ces territoires.

territoire à vélo.webp

- Comment les penser?

D.D. - Il y a trois hypothèses de la géographie culturelle que j'utilise dans mes travaux et qui m'intéressent particulièrement parce qu'elles ne sont pas que scientifiques. Elles ne sont pas là que pour expliquer les choses, elles sont aussi là pour imaginer et pour construire demain.

 

1) La première de ces hypothèses, c'est qu'un territoire est toujours le produit de son historicité.

 

Pour le comprendre, il faut remonter un peu les pages de son histoire.

 

Quand, je te parle de l'histoire des territoires, je te parle aussi de l'histoire écologique des milieux qu'on ne connaît plus, car ce qui caractérise en grande partie les mondes contemporains c'est qu'on a perdu la conscience des lieux.

On vit en Auvergne sans connaître les volcans. On vit dans le bocage sans connaître les haies, sans connaître les vaches, les prairies.

 

On a été complètement déraciné. C'est une longue histoire qui est liée à nos socles philosophiques : cette dualité entre nature et culture.

C'est lié à des politiques d'aménagement qui n'ont pas toujours créé des relations à l'échelle des territoires y compris dans le réseau routier. C'est le cas ici aussi, nous avons en France, une forme de gouvernance qui est trop centralisée.

 

Alexis de Tocqueville disait déjà ça à son époque:

- "Dans les pays trop centralisés, ce qui nous est proche nous devient étranger."

Parce qu'on va être dans l'attente qu'un ordre centralisé vienne s'occuper de la route proche de chez nous, de notre trottoir, de notre église, on s’en éloigne. La centralisation est une immense politique de dépolitisation, au sens de se donner la capacité, l'envie, le désir de participer à la vie de la cité.

En France, malheureusement, on est vraiment les héritiers de ça. Il y a donc un enjeu de reconstruire des politiques publiques qui épousent des volcans en Auvergne, qui épousent le bocage chez nous, la Vallée du Loir ici etc... y compris chez les élus.

Donc, derrière ce front prospectif, il s’agit de mieux connaître les territoires pour mieux les aimer et pour mieux les protéger.

 

J'aime cette phrase qui dit :

- "On ne protège que ce qu'on aime, on aime que ce qu'on connaît et on ne connaît que ce qui nous a été préalablement enseigné".

Voilà l'immense rôle qu'ont tous les acteurs des territoires, de mettre en héritage la diversité d'un lieu, de la dévoiler sans cesse et de créer un ordre symbolique local associé à l'histoire d'un territoire, à son écologie et à ses non-humains. C’est très important.

 

 

2 ) La deuxième hypothèse est une phrase qui vient de mon maître Augustin Bercque:

"l'être se crée en créant son milieu"

 

Elle signifie que nous humain, en habitant un territoire, on le cultive, on l'aménage, on le gouverne, on le modifie. Dans cet exercice même de modification, on se change en retour.

On va changer nos symboles, nos manières d'être et nos manières de nous projeter dans l'avenir.

Cette loi explique bien comment les humains et les lieux ont « co-évolués » ensemble mais elle ouvre aussi un champ prospectif incroyable, sur la façon dont on aménage le territoire pour demain, pour changer le cœur de l'humain et vice versa.

3) Troisième hypothèse :

C'est ce que tu fais avec le vélo et c'est ce qui permet de rendre de nouveau sexy l'aménagement du territoire ; un espace avant d'être une approche technique ou politique est avant tout un corps en mouvement dans un lieu. C’est tout ce que fait ressentir ce corps en mouvement dans ce lieu: les émotions, les contes, la poésie, les symboles. Tout ça, on l'a complètement oublié.

Là où la géographie faisait rêver (Elisée Reclus était aussi un poète), on a « hygiénisé » comme on a « hygiénisé » toutes les autres sciences humaines et sociales.

 

C’est à mon avis cette poésie qu’il faut retrouver parce qu'on a tous au fond du cœur un très vieux paysage. Jouer sur ces liens d'usage et d'affection pour nous relier à des lieux peut mettre les gens en mouvement et les réconcilier. Cela peut leur permettre d'avoir de nouvelles envies et de nouveaux projets pour leur ville ou pour leur territoire.

C’est en mettant de la poésie, du paysage, de la littérature, des photos, de l'art, de l'émerveillement que l'aménagement du territoire devient appropriable par toutes et tous.

 

Ça te parle?

Comment on définit un territoire sans que ses limites soient limitantes?

Rêver notre espace

M.V. - Oui, complètement la question du récit me parle énormément et quand je vais interroger les gens, je me rends compte que je retranscris aussi l'histoire du territoire parce que, en me racontant ce qu’ils font, ils me racontent aussi leur lieu.

Par exemple, je comprends mieux l’actuel dynamisme de Saint-Paterne-Racan ou de Neuvy-le-Roi grâce à l'héritage humain et géographique de ces lieux. Et ces lieux sont aussi en mouvement.

 

Je finis toujours mes interviews en demandant :

- « Comment tu envisages ton territoire pour demain, qu'est-ce qui pourrait te manquer aujourd’hui? Qu'est-ce que tu proposes? »

 

Beaucoup soulèvent les problèmes du transport et de la route.

On a des difficultés pour se rencontrer physiquement sur nos territoires et pour faire circuler les informations.

On manque de culture, que ce soit la culture avec un grand C (besoin de livres, de théâtre, de danse...), mais aussi la « petite culture » (besoin d'un café pour se rencontrer).

 

 

J'aimerais ouvrir une page de mon site internet à l’écriture de nos rêves, inviter les habitants à proposer une histoire ou à dessiner leur territoire pour demain.

Il y a déjà beaucoup d'enjeu sur nos paysages. Il est très fragile.

Toutes mes questions portent en effet sur comment on pense la géographie ?

Est-ce qu'on la pense par des cartes, par sa géologie, son écologie?

Est-ce qu'on la pense par des routes? Est-ce qu'on la pense par nos échanges?


 

  • Comment on définit et on délimite un territoire sans que ses limites soient limitantes?

Pour moi, (dans ma géographie intime) c'est d’abord le paysage qui détermine le territoire : ses rivières, les Vallées de la Dême, du Loir, la forêt de Bercé.

Puis, il y a cette délimitation par les routes, elles permettent à la fois un système d'échange entre les humains mais elles clôturent aussi des espaces.

A partir d’une carte, j’ai tracé un périmètre de 20 km autour de Château-du-Loir mais ce périmètre reste fluctuant car ma frontière au nord, c'est le massif forestier de Bercé. Comme je fais tout à vélo, il y a une frontière physique, et géologique, cela correspond aussi à des systèmes de circulation plus anciens, avant l’usage massif de la voiture.

Au Sud, je me déplace en suivant la Vallée du Loir.

C'est difficile de déterminer une zone géographique précise et les échanges humains dans cette zone mais je me rencontre que dans leur quotidien, les gens ne se déplace pas au-delà de mes limites à vélo.

  • Une autre question se pose, c’est celle des frontières administratives:

On a en effet, des limites invisibles qui nous bloquent énormément entre les départements de la Sarthe et de la Touraine et entre région.

On se retrouve avec des difficultés de communication entre les villages du fait des communautés de communes qui nous re-cloisonnent et qui nous resserrent dans des territoires imposés politiquement.

​​

  • Ces routes qui nous traversent:

 

Les tracés routiers me posent problèmes. On a un héritage des anciens chemins qui ont dessiné le territoire et qui ne sont pas ces nationales. On avait les chemins de traverse, on avait les chemins creux et finalement dans notre conception de la géographie, on utilise beaucoup de ces raccourcis.

Il faut peut-être se placer dans ces points de rencontre là, parce qu'une nationale ou une autoroute, ça coupe. Ça va d'un point A à un point B qui est un centre urbain vers un autre centre urbain mais ça n'alimente pas le territoire traversé.

A Bueil-en-Touraine, pendant des festivités, des personnes m’ont exprimé la difficulté d’attirer les habitants de Saint-Paterne-Racan ou de Saint-Christophe-sur-le-Nais parce qu’ils sont de l’autre côté de la nationale Le Mans-Tours.

Poursuivre la rencontre avec Damien Deville :

utopiennes 2043.webp
faiseur de nuages.webp
entendre la terre.webp
la société jardinière.webp
bottom of page